Les ESN, parasites de l'informatique

Les ESN, parasites de l'informatique

Jadis SSII, aujourd'hui "Entreprises de Services Numériques" (ESN) : la différence, c'est que c'est pas pareil. Changer de nom pour surtout ne rien changer ou l'art du ripolinage.

Il faut dire, on comprend que ces entreprises aient envie de protéger le gâteau qu'elles se partagent : en 2023, les 10 premières ESN françaises ont réalisé un chiffre d'affaires de 20 Md€, à rapporter à un marché de l'informatique de 65 Md€. La première d'entre elles, Capgemini, annonçait par ailleurs 9 000 embauches pour l'année 2023, dont 4 500 profils juniors. J'entends, au travers de cet article, donner du sens à ces chiffres.

Précision : nous parlons ici des ESN travaillant dans le cadre de contrats en régie. Le forfait, qui s'y oppose, relève d'une ambition différente et pourrait faire l'objet d'un article à part entière. En régie, donc, les ESN mettent à la disposition de leurs clients des compétences, celles d'individus salariés ou indépendants, issus de leur "vivier".

Ce rôle d'intermédiaire aurait de la valeur si recruteurs et commerciaux, piliers de toute ESN, comprenaient un tant soit peu ce que font leurs clients ainsi que les "talents" (🤢) dont ils nous rabâchent les oreilles. Sauf que le recrutement a généralement la pertinence d'un adolescent lors de ses premiers émois amoureux ("ah bon, vous étiez déjà salarié chez nous ?"), tandis que le placement chez un client est fait avec la délicatesse propre au maniement du pied de biche.

Soyons honnêtes : il y a de très bons commerciaux, comme il y a de très bons recruteurs, j'en témoigne facilement. Mais il faut avoir vécu ce moment de grâce où un commercial soudain devenu votre meilleur ami vient vous voir la bouche en cœur, tenant un post-it sur lequel figure le numéro de téléphone de quelqu'un ayant entendu parler d'une mission en Java 8 et RabbitMQ fullstack, avec du JSON dedans : une mission faite pour vous.

Ceci pour dire que peu d'ESN sont porteuses d'une véritable expertise technique. La réalité est qu'elles recrutent généralement "sur mission", n'hésitant pas à mettre fin à la période d'essai dans le cas où ladite mission tomberait à l'eau. Une fois recruté, le pauvre hère est envoyé chez "son" client et ne reviendra qu'une fois l'an, à l'occasion d'un entretien avec un manager qui ne l'a jamais vu travailler.

Ainsi, les ESN sont le point de passage obligé pour entrer sur un marché du développement qu'elles verrouillent. Le rêve du jeune salarié d'ESN, quand il n'est pas de monter sa propre ESN, est de se faire embaucher dès que possible par le client pour lequel il travaille, cela s'appelle se faire "internaliser".

Un terme qui en dit long sur la façon dont les prestataires, alias "prestas", sont considérés par leurs clients : il y a, tout en haut de la chaîne alimentaire, les Internes, titulaires de nombreux avantages sociaux ("une très belle situation", aurait dit tante Huguette) ; viennent ensuite le commun des mortels, les animaux et enfin les prestas. "C'est ton presta ?", ai-je un jour entendu à mon sujet…

Ce qui nous mène à l'idée que, bien sûr, les ESN ne sont pas les seules responsables de cette situation. Elles ne connaissent un tel essor que parce que les grandes organisations, privées ou publiques, leur achètent de la flexibilité en matière de ressources humaines. La masse salariale passée en charges, de grands contrats cadres gérés par une fonction achat chargée de "rationaliser" les coûts, une approche qui favorise les grandes ESN à faible expertise.

Cet équilibre arrange au final beaucoup de monde, sauf peut-être les premiers concernés, salariés des ESN, à qui échappe jusqu'à 50% de la valeur qu'ils produisent. Pour une contrepartie qui reste à démontrer : quelle différence y a-t-il entre passer 3 ans en mission chez un client et 3 ans en CDI chez le même employeur ?

Car c'est un secret de Polichinelle : les consultants sont en majorité des exécutants prenant leurs ordres auprès du client. Juridiquement, c'est la définition-même du prêt de main d'œuvre illicite, et comme il est à la défaveur des salariés, cela signe le délit de marchandage. Des armées de juristes rendent cela acceptable, mais je ne cesserai jamais de m'étonner qu'un secteur économique entier, celui de la sous-traitance informatique, repose sur des pratiques littéralement délictuelles.

Là encore, on parlera pudiquement "d'assistance technique", ce qui aurait tout son sens si les personnes concernées étaient porteuses d'une expertise pointue. La réalité, cependant, est celle de milliers de jeunes fraîchement diplômés vendus comme experts et envoyés en mission pour apprendre les bases du métier, ce qui signifie aussi faire d'inévitables erreurs. Loin de reprocher à ces juniors de n'avoir pas la main sûre, je déplore que ce système les condamne à se former en mission, pour arranger et l'employeur et le client.

Alors, les ESN : à la poubelle ?

Non : des ESN porteuses d'une vraie expertise technique ou méthodologique ont à mon sens toute leur place. Des connaissances et un savoir-faire approfondis sur des sujets pointus requièrent un investissement de plusieurs décennies. Travailler en ESN permet alors de multiplier les expériences, les contextes (start-up, scale-up, PME, grand groupe) ainsi que les secteurs d'intervention (énergie, finance, grande distribution…) Et de consacrer le temps nécessaire à l'acquisition de cette expertise, y compris par du temps non facturé.

Une question demeure : pour une ESN, comment croître tout en maintenant un haut niveau d'expertise et la culture d'entreprise qui va avec ?

De rares ESN innovent dans le partage de la valeur créée : à défaut de lutter contre tout un système économique, elles choisissent d'offrir de meilleures conditions financières à leurs employés. L'alternative, pour ces derniers, serait de se constituer indépendants. Sauf que les banques ne connaissent que le CDI, supposément moins risqué, et ne prêtent pas volontiers aux indépendants. Quand changer le système signifie soulever des montagnes, cette innovation sociale est bienvenue.

En dehors de cela, les ESN à visée exclusivement mercantile pullulent, qui ne font que profiter d'un système absurde. Toutes se veulent "différentes" et se parent de mille vertus quand elles œuvrent avec cynisme à la perpétuation du système. Cela m'évoque furieusement un secteur où l'achat de services est interdit par la loi depuis le 13 avril 2016…

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