La malédiction des ingénieurs
Nous tombons et retombons dans le panneau 🛑 : développer de belles choses qui ne servent à rien. Se lancer à corps perdu dans un side-project parce qu'il défie notre intelligence. Faire les choses parce qu'on peut les faire, non parce qu'on le doit. Gaspiller de précieuses heures.
Appelons cela la malédiction des ingénieurs.
J'éprouve souvent cette excitation intellectuelle à l'idée de me lancer dans un nouveau projet, de faire les choses bien, au carré, à l'état de l'art. Tailler mon petit diamant, oserais-je dire réaliser mon chef-d'œuvre ? La qualité logicielle est au cœur de mon expertise, après tout.
Cela n'est pas un problème en soi : si le produit a du sens, s'il me permet de gagner ma vie ou ajoute un peu à l'utilité sociale (osons rêver), c'est très bien. Qualité et efficacité ne s'excluent pas, on le sait. D'ailleurs, non seulement la qualité ne nous ralentit pas sur le court terme (ex : écrire des tests), mais elle décuple la capacité de développement sur les moyen et long termes.
Non, le problème est bien de faire des choses qui ne servent à rien. Un art que les ingénieurs portent avec brio à son paroxysme : les plus belles réalisations de "rien" nous sont dues. Des disques durs entiers farcis de diamants à moitié taillés. Des semaines entières à réinventer la roue ou le fil à couper le beurre. Des millions de lignes de code qui n'ont jamais vu un utilisateur. Combien d'idées mal dégrossies, combien de charrues avant les bœufs, combien de solutions à des problèmes qui ne se posaient pas : une étonnante créativité.
Alors… pourquoi ?
A bien y regarder, je vois au plus profond de nous (de moi) une irrépressible envie de faire, de construire, mêlée à l'inquiétude de ne pas savoir faire. Un problème m'est proposé ; aussitôt, je me demande : "saurai-je faire ?" Entendez : "serai-je à la hauteur ?" Un raisonnement très scolaire, à vrai dire.
Là où nos amis issus d'écoles de commerce, qui ont l'avantage de ne rien goûter à la chose technique, se posent immédiatement la seule question qui vaille : "est-ce la bonne chose à faire ?" Ensuite, ils se demandent quel couillon d'ingénieur ils vont bien pouvoir trouver pour le faire, mais ça, c'est un autre sujet.
Ainsi, le comment encombre nos esprits au détriment du quoi et surtout du pourquoi : que faire, pourquoi le faire ? Que puis-je apporter ? Qu'est-ce qui compte pour moi ?
Cette question est de loin la plus angoissante, alors pour combattre l'angoisse on fonce tête baissée et l'on taille un nouveau diamant… jusqu'à ne plus pouvoir faire l'économie de la question d'origine et tout laisser en chantier, une fois de plus.
Vous me direz, il y a un temps pour tout : qu'un jeune ingénieur se préoccupe de maîtriser son art est plutôt naturel. Les années passant, ayant vu toutes sortes de projets, des beaux, des moins beaux, des gros, des petits, après en avoir vu tomber beaucoup aux oubliettes et réalisé que certains leur inspiraient une noble fierté, nos ingénieurs en arrivent à la conclusion qu'ils aimeraient autant ne pas travailler pour des prunes 💡
Oui, ça s'appelle la crise de la quarantaine mais moi ça va, je n'ai que 39 ans et 9 mois.